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Ceux dont la parole a la forme de la mort,

Ceux qu’on donne pour législateurs du monde

À qui la volonté a permis&

De connaître les délices de l’abandon

Ceux dont l’imagination regarde

Quand l'esprit gémit dans la nuit,

En eux s’enflamme la passion du sang,

Comme un enfant, amoureux de cartes et d'estampes,&

Voilà les conquérants du passé

Ils reviennent, un par un,

Figures puis fantômes

En vers et en prose

Avec crainte comme à demi éveillés

Comme si la neige blanche de la nuit devait hésiter

Et murmurer dans l’oreille du vent

Ils chuchotent dans leur sommeil :

Ô Verbe, emporte-nous avec toi

Vers la porte que nous n’avons jamais ouverte.


Maudits dans leur propre langue

Ils se tiennent nus sans feuille de figuier

Le serpent les nourrit des maux de l’arbre de la connaissance&

Ils inclinent le cou,&

Une hachette enfoncée dans le crâne

Pour arracher Dieu de la machine.


Oui, là-bas

Il y a celui dont la mémoire nous parle&

Avec tout ce qu’elle a…

Et ici&

Celui qui erre comme un nuage&

Sans pluie.


Voilà que déjà les poètes&

Pareils à une barque rugissant de joie,

Laissent aller nos ombres à la dérive&

Au fil du temps.


Leur Éden n’est nulle part

Or, y a-t-il de nulle part plus rêvé que les poèmes ?


Mais ils n’ont pour toute réponse&

Que les affres du jour&

Et les hasards de la nuit,&

Les symboles et leurs reflets&

Les utopies vêtues de cendres

Le silence enseveli sous la neige du cri

Où l’âme noble se purifie…


Qu’ils parlent la langue des nombres&

Qu’ils s’organisent en rangs lumineux pour maintenir l’écart,

Qu’ils soufflent l’esprit dans la poussière de la terre,

Loin cependant de franchir le seuil utérin.

Car ils sont mi humains mi étoiles

Comme une veuve oiseau&

Ou une rosse.&

Et pourtant

Ils s’arrêtent encore au bord de l’horizon

Puis repartent,

De leurs poches trouées s’échappent

Oiseaux et brouillards…


Las, ils cèdent au voyage&

Partout où les navires somnolent

Ils se jouent de l'absence

Et dévorent du regard les astres étonnés.


Ils naissent depuis l’aube…

Et ils disparaissent tôt ou tard&

Dans la nuit des temps

Avant même qu'ils n’aient&

La moindre lueur de leur destin final.


Ils meurent jeunes

Quel que soit l’âge qu’ils paraissent

Au fond de leurs prunelles :

Une révérence,&

Un cheveu

Et un fil de fureur.


Qu’ils sont petits à la clarté du jour !

Et qu’ils sont grands aux yeux du souvenir !

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* Il arrive souvent lorsqu’on écrit un poème, que certains vers qu’on a lus dans le passé, s’imposent à l’esprit au point de s’intégrer dans le texte à venir. Ce poème témoigne de ces réminiscences. Le lecteur reconnaîtra ainsi la présence lumineuse et fugace de Baudelaire, Crane, Kunitz, Levertov, Stevens, Pound… dont les vers sont ici indiqués en italique.

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